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vendredi, 16 mai 2025

La Dictature des Fragiles : autopsie d’une civilisation sous cellophane 

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Julien Dir

Qu’on se le dise : la première cause de mort collective en Occident n’est ni la variole, ni le CO2, ni même l’inflation ; c’est la fragilité élevée au rang de vertu. Nous avons fait entrer la société dans l’ère des ouatinés, ces humanoïdes bardés de « bienveillance » et de « valorisation » qui circulent comme des cosmonautes, protégés par une combinaison émotionnelle. À la moindre aspérité – rappel à l’ordre, mot ironique, exigence professionnelle – ils déclenchent l’alerte dépressurisation : cellule psy, communiqué RH, tribunal.

Partout, l’on répète qu’il faut « prendre soin » des émotions ; en clair : cacher le réel qui pique. Les mots deviennent des lames. On ne dit plus à un élève qu’il a tort : on « valide différemment ». On ne congédie plus un incompétent : on « accompagne une transition ». La moindre remarque est taxée de harcèlement. La moindre blague, de micro‑agression. Nous fabriquons ainsi des êtres dont l’épiderme social est si mince que la simple contradiction leur cause des brûlures au troisième degré.

Or l’effort commence toujours par une blessure narcissique : reconnaître qu’on ne sait pas, qu’on s’est trompé, qu’il faut recommencer. En anesthésiant cette douleur, nous supprimons l’apprentissage. L’enfant qu’on préserve pour son « estime de soi » devient un adulte qui hurle dès qu’un manager formule une exigence, avant d’aller se plaindre sur TikTok d’un environnement « toxique ». Nous pensons produire des anges sucrés ; nous engendrons en réalité des barbares hyper‑émotifs, incapables de tolérer la frustration et prompts à détruire tout ce qui contrarie leur ego.

Le contraste avec le reste du monde est brutal. Tandis que nos écoles de commerce organisent des ateliers de « soft skills », l’Asie mise sur le pragmatisme et l’endurance. Nos réglementations anti‑stress amusent les entrepreneurs américains qui carburent à la semaine de quatre‑vingts heures. Nos interminables colloques sur l’inclusivité laissent de marbre les puissances émergentes, obsédées par le résultat brut. Le monde réel n’a cure de notre porcelaine émotionnelle ; il danse sur les ruines des sociétés qui confondent douceur et mollesse.

Cette fragilité institutionnalisée creuse la tombe de la puissance. En décrétant l’égalité des ressentis, on place le sentiment le plus fragile au‑dessus des réalités les plus massives ; en judiciarisant chaque conflit, on remplace l’ancienne joute verbale par l’assignation ; en sacralisant la victimité, on décerne l’auréole à qui se dit blessé. Qu’on ne s’étonne pas, alors, si la productivité s’effondre, si l’armée peine à recruter, si la science s’autocensure sous la ouate éthique : la société des fragiles se suicide en douceur.

Le remède passe par la réhabilitation du heurt. La contradiction, la bagarre, l’ironie, la sanction juste sont des vaccins : ils piquent, ils sauvent. Celui qui confond correction et oppression finira écrasé par sa propre incompétence ; celui qui refuse le labeur vivra sous la férule de ceux qui travaillent. Notre continent a bâti cathédrales, fusées et symphonies parce qu’il supportait l’exigence et regardait l’échec en face ; il sombre aujourd’hui sous les oreillers en gomme‑mousse de la pseudo‑bienveillance.

La civilisation ne tient que si les individus acceptent d’être, tour à tour, élèves, critiques et bâtisseurs. La fragilité sacralisée n’est pas la paix sociale ; c’est la capitulation avant l’assaut. Brisons donc l’emballage, retrouvons le nerf, réapprenons à encaisser – et à rendre la pareille. Car le monde n’a aucune intention de marcher sur la pointe des pieds pour ménager nos susceptibilités.

Source : Breizh info

09:27 Publié dans Revue de presse | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook | |

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